XXVII UNE CHAROGNE
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brűlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire ŕ point,
Et de rendre au centuple ŕ la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur, s’épanouir ;
La puanteur était si forte que sur l’herbe
Vous crűtes vous évanouir ;
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’oů sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Oů s’élançait en pétillant ;
On eut dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un ręve,
Une ébauche lente ŕ venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achčve
Seulement par le souvenir.
Derričre les rochers une chienne inquičte
Nous regardait d’un il fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
Et pourtant vous serez semblable ŕ cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!
Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces,
Aprčs les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté, dites ŕ la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!